Mes Histoires d’A
Mais ça a commencé quand, au juste, le dérapage ?
Mais c’est parti comment, cette longue descente vers le fond?
Enfant, je crois me souvenir avoir aimé l’odeur des apéros que prenait mon père. Des vins cuits italiens aux effluves envoûtantes qui le rendaient, il me semble, un peu plus bavard.
Je me souviens également avoir trempé furtivement mes lèvres dans le verre de vin blanc et sucré qu’affectionnait particulièrement mon grand-père. J’avais trouvé ça bon.
Un peu plus tard, pendant mon adolescence, je brûlais une bonne partie de mon énergie à braver les interdits, à m’opposer à toutes les formes d’autorité qui se dressaient à moi, à repousser toujours un peu plus les limites du cadre, à faire mes conneries en cachette, avec, enfoui en moi, le désir d’être découvert, pour attirer son attention, celle dont je pensais manquer, pour provoquer une réaction que j’aurais pu ainsi m’approprier. Pour exister à ses yeux, rien de moins.
J’ai compris cela, bien plus tard.
Longtemps, très longtemps, j’ai conservé dans mes comportements de poly consommateur cette posture de rebelle transgressif, immature et ambivalent, partagé entre la dissimulation permanente et l’envie de tout faire péter.
J’ai fini par grandir. J’ai pris mon temps.
Mais bien avant ça ont commencé les premières histoires « sérieuses » autour de l’alcool.
Des histoires d’alcool qui finissaient mal, en général.
Ma première cuite monumentale à quinze ans, à la Guinness, en Angleterre, comme il se doit. Des bouteilles de Cointreau et de Guignolet volées au supermarché et planquées dans mon casier à l’internat.
Du vin d’un grand cru dérobé dans la cave du voisin de mes parents.
Les premières fêtes que je n’imaginais pas autrement qu’altéré, coûte que coûte.
Altéré mais avec du contrôle, le mien, celui qui m’a taillé au fil des années la réputation d’un mec qui picolait sec mais qui « assurait ».
J’adorais la brûlure de la première gorgée de whisky.
Je savourais la sensation de la bière fraîche qui donne l’illusion de désaltérer.
J’appréciais les goûts fruités du vin.
J’aimais l’Alcool, presque tous les alcools.
J’aimais l’ivresse, toutes les ivresses.
Et je cherchais le danger. Alors je testais, dès que l’occasion se présentait, des nouveaux produits, des nouvelles défonces.
Mon contrôle, parfois, vacillait à la limite de la rupture.
Fumer du crack une nuit entière sans savoir comment s’arrêter, sniffer sans répit de la coke pendant quinze jours, la mélanger avec de l’héro pour redescendre, me rendre malade d’écurement avec des pipes d’opium chargées comme des mulets, avaler des champignons qui me décalquaient l’esprit et me retournaient les boyaux. Tout était bon pour sortir hors de moi, le plus loin possible, sans me perdre de vue, pas complètement. L’instinct de survie, ça doit être ça.
En parallèle de ces « extras » qui se présentaient à moi, aux hasards des rencontres, un produit m’a suivi durant de très longues années, me donnant le sentiment d’être un autre, bien plus à l’aise, bien plus drôle que celui que je cherchais à fuir, bien plus intéressant et créatif que celui que je n’aimais pas. Bien plus fréquentable que moi. Du moins, c’était bien ce que je croyais.
Le cannabis, sous toutes ses formes, m’attirait comme un aimant.
Il était illicite, il me faisait frôler les bordures, il m’obsédait.
J’étais, avec lui comme avec le reste, dans une démesure contrôlée.
Il a fini, après vingt ans de consommation régulière et « quelques » neurones perdus en chemin, par me faire abdiquer. La paranoïa s’installait, insidieusement.
L’alcool, lui, a toujours été présent. Fidèle. Normalisé. Sociabilisé. Inattaquable.
Des excès partagés à la faveur d’une occasion festive, aux quelques bières du quotidien, l’alcool m’accompagnait partout, y compris les dimanches et les jours fériés.
Comme la cigarette et le café après tout.
Où était le problème? Franchement, quand on y pense…
Boire un coup, quand je songe aujourd’hui à cette expression, je me dis que j’en ai encaissé des coups. Somme toute, rien de très étonnant à finir meurtri.
Et puis, petit à petit, sans raison apparente, sans événement traumatique particulier, l’alcool avait pris sa place, toute la place.
Je m’étais fait déloger. Je n’étais plus moi, ni même l’autre.
Je n’étais ni à l’aise ni drôle, ni intéressant ni créatif, encore que, très inventif dans l’art de la
dissimulation et du mensonge.
Mon énergie d’alcoolique pour prévoir ma consommation puis pour la cacher était proprement stupéfiante et ne laissait pas beaucoup de place pour autre chose.
Même les êtres les plus chers passaient au second plan. L’alcool devenait la priorité,
ma priorité absolue. Tel un régime de dictateur où le libre arbitre est étouffé, où la liberté est bafouée.
Malgré tout, je croyais conserver, tant bien que mal, une posture sociale qui me paraissait acceptable.
Parfois une petite alarme, comme le jour où ma fille s’est retrouvée nez à nez avec moi, absorbé à boire goulûment de grandes rasades de Whisky, les yeux levés et la bouteille à la verticale. Pas un mot. L’incident était clos.
Chef d’entreprise, père de famille, je me berçais encore dans l’illusion que la situation était sous contrôle, que personne ne se doutait de mon état, de mes états.
En réalité, j’étais en guerre. A vrai dire, j’étais assiégé.
Je survivais en territoire ennemi. Je me débattais dans mon ombre.
Mon ex femme qui ne voulait rien voir, mes enfants qui ne pouvaient rien faire, mes amis qui savaient se taire, mes salariés qui ne devaient rien dire, mon associée qui subissait mes absences et les bonbons à la menthe qui chargeaient encore un peu plus une haleine en peine.
Et pourtant, je devais bien me dire que quelque chose clochait.
Pourquoi devais-je alors me promettre solennellement toutes les semaines, puis tous les trois jours, et pour finir tous les jours, toujours entre deux lampées de Whisky à même le goulot, que cette fois ci, pour de bon, c’était la dernière?
La dernière fois. La dernière bouteille. La dernière errance. Promis juré. A moi. Rien qu’à moi. Même si moi, ce n’était plus moi, chaque jour un peu moins. Chaque jour un peu plus.
Les promesses d’ivrogne, les serments d’alcoolo, dénué de toute volonté, sans amour-propre, sans dignité. J’y étais, en plein dedans, la gueule dans le vomi, pour parfaire le dégoût de soi.
Mais tout cela était bien vite oublié, dès le lendemain, noyé à nouveau dans l’alcool, formidable poison qui savait comment te ronger de culpabilité et de honte, mais également formidable antidote qui t’offrait l’anesthésie et l’oubli de soi.
La formule était parfaite. Imparable.
Et chaque jour qui passait rendait le poison plus nocif, indispensable, irremplaçable, vital, morbide. A l’image d’un gourou qui avait pris le contrôle de ma vie. J’avais lâché le volant.
Les événements, parfois dramatiques, souvent pathétiques, qui jalonnaient alors mon existence n’étaient au final que des dérapages et des sorties de route qui rendaient cette descente au long cours sur laquelle je glissais de plus en plus vite, encore plus chaotique.
Les garde-fous auxquels j’aurais pu m’accrocher pour freiner ma dégringolade semblaient s’éloigner chaque semaine davantage.
Les bosses et les bleus, les écorchures et les tôles froissées, les embardées sur l’autoroute,
une décharge d’adrénaline salvatrice, les oublis à répétition et les trous noirs obsédants, la démarche trébuchante et les gamelles imbibées, à quatre pattes sans pouvoir se relever, les regards méprisants et les absences de regard, les expressions gênées et les yeux qui se baissent, les affaires égarées et mon regard perdu, les incohérences et les bredouillements, les mensonges et les alibis foireux, les bonbons à la menthe et le chocolat, l’haleine fétide et les idées noires, les pieds dans le tapis et la tête dans le cul, les nuits de plomb, courtes, interminables, agitées, les sudations nocturnes, nauséabondes, la bouche pâteuse et les paupières gonflées, la peau grise et la mine fuyante, les tremblements le matin, incontrôlables, et pour finir, la résistance qui s’étiolait et la pensée qui se tendait comme un arc vers la bouteille de Whisky, vers la Délivrance, pour ne plus souffrir.
Les mêmes gestes, fébriles. La main qui s’en empare. La bouche, frémissante, qui s’ouvre, avide, indécente, sans retenue.
Très vite, très fort.
Pour que tout s’arrête. Seul. Caché. Éteint. Enfin !
Avant d’en arriver là, il y avait eu la première alerte. Celle qui m’empêchait dorénavant de faire croire autour de moi qu’il n’y avait pas vraiment de problème. Un peu d’excès, rien de plus.
Mon fils, six ans, oublié chez des copains. Et moi, dans un coma éthylique. Et sa mère qui rentrait tard, me retrouvant inerte, seul à la maison.
Démasqué. J’étais encore dans le déni. Un faux pas. Rien de plus. Rien de bien méchant.
Oui, bien sûr, je vais me faire aider. Vie Libre, c’est une bonne idée. Pourquoi pas!
Je vais m’en tirer, c’est certain. Je vais mentir et c’est certain.
Je savais bien déjà, que lorsque j’avais commencé, je ne pouvais plus m’arrêter.
Continuer à m’agripper aux cordes, jusqu’à tomber, devenait la seule issue.
Vie Libre pendant deux ans. Deux ans à écouter sans me livrer. Deux ans à croire que je gérais une
consommation que l’on aurait pu qualifier d’excessive.
Et puis, le premier déclic. Une humiliation professionnelle.
Un architecte, avec lequel je travaillais régulièrement, qui m’a retiré fermement des mains un tournevis en me cinglant cette phrase en plein visage: « Laissez, je tremble moins que vous! »
Suffisamment d’orgueil et d’amour-propre pour penser que j’allais m’en sortir tout seul.
Une première abstinence, à l’arrache, sans rien ni personne.
Dépassés les très pénibles états de manque des premiers jours, sans, fort heureusement, connaître le moindre incident de sevrage, est venue la période d’exaltation, d’euphorie.
Tout compte fait, ce n’était pas si difficile d’arrêter de picoler. Une affaire de volonté comme aimait à répéter mon père.
Six mois. Six mois sans transpirer. Six mois sans trembler. Six mois à respirer. Six mois sans fréquenter Vie Libre. J’étais libre après tout. C’est ce que je croyais.
Et puis là, soudainement, par un beau matin d’été, en vacances avec ma famille, sans crier gare, une furieuse et irrésistible pulsion m’a arraché de ma vie pour me replonger brutalement dans les souffrances de l’alcoolisme. Le mien. Celui que je n’avais pas réglé. Loin s’en faut.
Vie Libre, à nouveau, en pointillé. Sur la pointe des pieds. Sauver les apparences. Garder la tête haute.
Une consommation, également en pointillé. Mais les espaces, irrémédiablement, se resserraient quand, dans le même temps, ceux qui ponctuaient mes passages aux groupes de parole se rallongeaient.
Le mur se rapprochait.
Plus vite que je ne pensais.
Le mur est arrivé, à 100 km heure peut-être. Très rapidement dans tous les cas. Une traversée de
Paris en scooter, sur le mode pilotage automatique, sans le moindre souvenir du trajet.
Le plein de carburant dès la fin de matinée, un litre de Whisky dans le réservoir et un retour vers Montreuil en fin d’après-midi pour récupérer mon fils à la sortie de l’école et l’emmener, en scooter bien entendu, chez l’orthodontiste.
Miraculeusement, alors que ma conscience me dictait uniquement d’être à l’heure au rendez-vous et qu’aucune alerte ne sonnait pour prévenir de la dangerosité de mon état, je me suis fracassé à très grande vitesse contre une voiture arrêtée en face à un feu rouge. Tout ça s’est déroulé à cent mètres de l’école, dix minutes avant la sortie.
J’étais dans les temps. Rien à redire.
Un genou, ça m’a coûté un genou.
Je. Nous. Une vieille histoire…
Avec son lot de douleurs, au quotidien, comme une piqûre de rappel. Pour ne pas oublier. Jamais.
Vie Libre à nouveau, en attendant la cure. Inévitable. Inéluctable. En patientant trois mois pour recommencer timidement à retrouver mes premiers appuis.
Le 30 avril 2012 au soir, la veille de mon départ pour le CALME, je m’offrais en grand seigneur ce qui devra rester comme la dernière bouteille d’alcool de ma vie.
Et tant qu’à faire, un Whisky de tout premier ordre dont j’ai vidé crânement la moitié dans l’évier avant de commencer à consommer, histoire de débuter ma cure à peu près d’aplomb.
L’idée de démonter le siphon m’a immédiatement effleuré.
On ne se refait pas!
Le CALME. Bien agité.
Un mois à moi. Pour me déconstruire. Pour me déshabiller. Pour grelotter. Pour essayer de comprendre. Pour apprendre à accepter. Pour lâcher prise. Seul. Avec les autres, en miroir.
Un mois d’émois. Pour me pardonner. Pour me revêtir. Pour me cajoler. Pour me souvenir. Pour partager. Pour réapprendre à marcher. Avec les autres, à mes côtés.
J’apprenais des nouveaux mots que j ‘avais déjà entendu.
Maladie. Courage. Abstinence heureuse.
Ils prenaient en moi une résonance nouvelle et m’ouvraient des voies où la lumière savait chasser les ténèbres, où les sourires effaçaient la tristesse, ou la fierté prenait tout son sens.
Commencer pour la première fois à m’aimer.
Oui, ça devait être le début du chemin. Celui de la guérison.
Et puis le retour, dans la vraie vie. La nouvelle. Celle à réinventer. Celle à remplir après l’avoir vidée.
Vaste programme. A répéter tous les jours. Avec humilité. Avec vigilance. Avec confiance. Avec ma nouvelle amoureuse, attentive, solidaire. Avec mes deux enfants, fiers, rassurés. Avec tous les autres. Sans alcool. Sans psychotrope. Sans dissimulation.
En plein jour.
Plutôt cligner des yeux que les garder éteints.
Avec Vie Libre aussi. Pour rester en veille. Pour apporter l’espoir. Pour clamer haut et fort que c’est
possible. Ensemble.
L’amitié c’est notre force !
Christian