(à mes proches de cette période et d’après :
Cécilia, Centre de Thun, Emmanuelle , Gabriel, Laurence, Olga, Jean-Jacques, Maurice, Michel Loustalot, Soheila, Dr VachonFrance, Vania, Vie Libre)
Quelques jours. C’était ce qu’il me restait à vivre il y a vingt ans. Tout au plus comptait-on encore en semaines, mais le mois était une échéance devenue déjà trop éloignée. Je l’ai su plus tard. Par mes amis de Vie Libre de Montreuil. Eux seuls ont gardé l’espoir que l’adage « qui a bu boira » n’était pas une vérité inéluctable.
Vingt ans. Vingt ans que je ne bois plus.
Vingt ans que je ne me déplace plus avec une bouteille de scotch cachée avec moi, comme une locomotive à vapeur traînant immanquablement son chariot plein de charbon. Vingt ans que, comme la locomotive, je n’ai plus besoin de charger en permanence ; l’arrêt signifiant la mort. Vingt ans que je distingue la nuit du jour, vingt ans que je n’ai plus à me réveiller pour charger la bête au milieu du sommeil et continuer ainsi la survie. Vingt ans que je ne passe plus la majeure partie de mon temps éveillé à m’approvisionner par tous les moyens et à planquer ce que j’ai trouvé.
Vingt temps et je n’ai pas oublié. Je n’ai pas oublié les rares personnes qui m’ont donné de l’affection, de la chaleur. Je n’ai pas oublié aussi les bien intentionnés qui m’ont mieux enfoncé ou les salauds et amis qui se sont essuyé les chaussures sur ma gueule quand j’étais dans le caniveau.
Je n’ai pas oublié ce cafetier qui m’a aidé à porter le verre à mes lèvres tellement mes mains tremblaient.
Je n’oublie pas ce médecin, Gabriel, qui me voyant « figé » dans la rue a arrêté sa voiture et m’a emmené boire un coup à la Contrescarpe, sans un jugement, sans un conseil. Je ne l’ai pas compris ce jour là, mais ce geste d’affection, qui me signifiait que je pouvais encore être aimé, a certainement rendu possible, des mois plus tard, le fait qu’à la veille de ma fin, je suis entré en cure de désintox et que j’ai arrêté de m’achever à l’alcool.
Au centre de Thun, si loin de tout pour moi, lors de mon premier repas après le coma, médicalisé cette fois, la cuiller de soupe arrivait toujours vide à mes lèvres : je n’oublie pas ce compagnon de table, qui m’a simplement rassuré d’une phrase anodine et chaude.
Je n’oublie pas la chaleur qui m’a enveloppé lorsque cette infirmière m’a fait prendre ma première douche après le coma médicalisé. Quelle tendresse dans son accompagnement alors que j’étais nu, nu de solitude.
Je n’oublie pas Alain Dedieu, compagnon d’alcool de Vie Libre que j’avais « abrité » chez moi et qui est mort d’alcool pendant que j’effectuais ma cure. Cette mort qu’on m’a longtemps cachée à Vie Libre.
Je n’oublie pas cet autre médecin que j’ai rencontré avec un ami, compagnon de route de bouteille en chansons, et qui nous a indiqué Vie Libre à Montreuil. Je ne sais pas pourquoi, je suis allé à Vie Libre alors que, pour mon poteau, les angoisses de ce qu’on imagine de l’après alcool étaient trop lourdes à porter.
Je n’oublie pas que mes principaux supports à Vie Libre, ont été un ancien militaire et une femme un peu mystique. Ce sont eux qui m’ont sorti de cet hôpital où le médecin chef voulait m’enfermer chez les fous, pour mon bien et contre mon gré. Ceux qui ont eu confiance en moi, l’antimilitariste et l’anticlérical, c’était eux. Une bonne leçon d’humanité, au delà des habits et des fonctions. Le lien entre buveur et anciens buveurs est plus dense que bien des liens de fonctions sociales ou familiales.
Je n’oublie pas tous ceux à qui j’ai débité du Férré mélangé avec mes chairs à vifs, mes vomis, mes délires et mon flingue qui, une fois, est tombé dans la salle au milieu des délires. Tout ce monde chaleureux et implacable de vérité. Le seul lieu où le mensonge n’a aucune prise : les réunions d’alcooliques anonymes.
Je n’oublie pas mon ami Maurice, le dernier à croire encore qu’il y avait « une petite flamme » en moi qui m’empêcherait de disparaître définitivement, mais qui, prudent, a planqué mon flingue.
Je n’oublie pas tous ces pompiers qui m’ont laissé me relever et repartir.
Je n’oublie pas ces flics –hé oui, même des flics- qui n’ont pas fait trop de zèle en m’emmenant, après un embarquement mouvementé, aux services d’urgence quand ma vieille voiture s’est arrêtée sur un trottoir, contre une autre voiture. Je n’oublie pas qu’ils n’ont pas insisté pour une prise de sang, alors qu’un second coma qui m’avait fait tomber sur un radiateur de l’hôpital, a obligé les médecins à me poser des points de suture sur le crâne au lieu de faire la prise de sang.
Ma chevelure étant de plus en plus clairsemée, les points de suture sont de plus en plus visibles et la mémoire s’enracine de mieux en mieux dans mon quotidien.
Je n’oublie pas tous ces services d’urgence qui m’ont laissé « signer ma pancarte » et, ainsi déchargés de toute responsabilité, ont accepté de me voir aller vers mon destin. Leur tolérance a dû vaincre bien des certitudes auxquelles ils ont été formés.
Je n’oublie pas cet employé de la SNCF qui m’a ramené à ma couchette.
Je n’oublie pas la résistance de la gâchette quand on est arrivé au bout du bout.
Je n’oublie pas ceux qui m’ont rejeté, humilié, licencié avec plus ou moins de plaisir pervers.
Je n’oublie pas ceux que j’ai aidé, ceux à qui j’ai parfois mis le pied à l’étrier dans la vie professionnelle et qui m’ont enfoncé un peu plus qu’il n’est convenable.
Je n’oublie pas cette adjointe qui n’a même pas réussi à prendre mon poste de cadre sup qu’elle convoitait tant et devenu vacant d’occupant. Je ne t’oublie pas, toi que j’ai embauché alors que tu avais plus de 55 ans et qui, dix ans après, ne savais plus comment échapper au dialogue lorsque nous nous sommes rencontrés dans un aéroport : j’étais solide sur mes deux jambes et toi tu étais enfin à une retraite méritée. Je ne t’oublie pas, toi que j’ai embauché alors que les flics, rancuniers, étaient intervenu pour que, vingt ans après et de retour de pays lointains où tu t’étais fait oublié, tu payes encore et une seconde fois en ne bossant pas. Je n’oublie pas ton silence lors de mon licenciement.
Mon licenciement, mon carnet d’adresses : un immense silence.
Je n’oublie pas tous ces lieux, ces quartiers que j’évite encore parce qu’ils ont été les témoins silencieux de mes humiliations. Il y a aussi ces villes où j’étais perdu, sans repère, au réveil d’un coma. Ces endroits où je n’osais même pas demander à quelqu’un où j’étais, tellement j’étais perdu, tellement j’avais peur d’être enfermé. Incapable de dire où j’habitais, où et avec qui j’étais avant de me réveiller là, ni ce que je faisais là, ni quels ville ou quartier c’était, là où je me trouvais.
Je n’oublie pas l’herbe de ce jardin où je gisais par un soir d’été chez des amis. Immobile, incapable du moindre geste, mais parfaitement conscient et lucide. Je n’oublie pas les voix de mes amis et de ma compagne ce soir là. Je ne distinguais que des chaussures, mais les voix bien nettes et bien intentionnées cherchaient toutes les raisons pour me faire hospitaliser, « pour mon bien ». Ce n’était pas contre mon gré, je n’avais plus de gré. Je suis encore une fois sorti in extremis de cette hospitalisation. Le médecin, hurlant, m’a traîné devant des grabataires pour illustrer mon devenir et me le faire rentrer dans le crâne.
Je n’ai plus ces amis. Je n’ai plus cette compagne. Trop de Vérité nous sépare.
Je n’oublie pas ce médecin du centre de désintox qui cherchait à comprendre pourquoi le seul bien personnel de ma chambre était une affiche punaisée au mur au dessus du lit. Cette affiche, la dernière réalisée par les Situationnistes qui commence par « suicidons le vieux monde » et se termine par « Face au terrorisme du spectacle, le spectacle du terrorisme ne fait que masquer l’enjeu réel : abolition du travail et de la marchandise, appropriation de la vie. le vent se lève, il faut cesser de survivre ». Maintenant, l’affiche est, toute rapiécée, dans un cadre au mur de mon bureau.
Je ne sais pas combien de comas j’ai fait. Je sais les gens qui contournent le corps tombé là, allongé sur le trottoir et agité des soubresauts du coma éthylique. Je n’oublie pas le regard et le pli de la commissure des lèvres qui jaugent ce déchet de cadre.
Je sais des réveils sur le trottoir, parfois au pied de ma moto ou au pied de la tour Montparnasse au sommet de laquelle j’avais mon bureau et ce qui me restait encore de statut social.
Je sais des réveils dans les services d’urgence des hôpitaux parisiens. Je sais l’angoisse qui donne la dernière poussée d’énergie pour ne pas être enfermé, pour ne pas être soigné de force, pour « mon bien ».
Je n’oublie pas qu’il était impossible de faire une photomaton de ma gueule tellement elle était bouffie, cabossée et marquée de bleus.
Je sais Cécilia, ma fille, que tu as hurlé quand avec tes yeux de trois ans, tu m’a vu dans une salle d’urgence, avec une perfusion. Je sais parce qu’on me l’a dit. On a su bien me le dire, car je n’ai toujours pas oublié ce qu’on m’a décrit. Je sais ce silence entre nous que tu n’as jamais rompu. Je sais les questions que tu ne m’as jamais posées.
Je n’oublie pas ceux qui m’ont désaimé et rejeté.
La séparation, la distance mise avec ma fille : un immense silence.
Je n’oublie pas cet ami de toujours, Denis, qui a proposé à ma nouvelle compagne de le suivre car « elle était trop belle pour une loque comme moi, sans avenir possible ». Je ne t’ai pas oubliée, Soheila, qui m’a accompagné à Thun et m’a laissé y entrer en y apportant une bouteille de scotch de secours, si « la cure ne marchait pas ». Toi qui me regardais silencieusement et chaleureusement quand je t’offrais les butins de mes derniers vols. Butins arrachés à la force d’un culot propre à l’alcoolo quand il est entre deux mers, pas encore complètement envasé.
Mes compagnons, ceux qui partagent la route, sont des forçats de la sensibilité.
Pourquoi donc, devenu abstinent, mais restant néanmoins alcoolique et le vif à fleur de peau, ai-je fréquenté un monde aux antipodes, un monde où le mépris et l’arrivisme sont des vertus cardinales, un monde de tueurs : celui des politiciens et de leurs cuisiniers? Le spectacle dans leurs arrières boutiques, n’aurait-il pas agi pour moi comme une postcure? Une manière de concentré pour ne pas oublier et pour forger ma résistance.
Peut-être dirai-je un jour ce que je sais de ce que je n’ai pas oublié. Qu’on ne perd pas sa sensibilité en quittant l’alcool, qu’on ne perd pas ses tripes et ses angoisses et que parfois, au milieu des hommes, il suffit de replonger dans son vécu, dans ses humiliations passées pour redresser la nuque et traverser, avec une carapace d’éléphant, les certitudes et les saloperies des salauds. L’arrêt de l’alcool est une sacrée béquille pour ne pas se renier.
Vingt ans après, l’affiche est toujours là et en situation : le spectacle est de plus en plus grandiose, les noyades grandiloquentes, les mots des loques. Le vent ne cesse pas de reporter son lever et la terre de porter ses noyés. A l’horizon de ma mémoire, beaucoup de désespoirs
Alain Callès.
Mai 2003
POSTFACE A LA LETTTRE
Il m’a fallu 20 ans pour arriver à écrire cette lettre, pourtant écrite en une soirée.
Depuis 20 ans, silence sur mon passé, sauf avec mes compagnes et quelques très rares amis.
La honte, cimentée à une sensibilité difficile à maîtriser, a créé un mur de silence où l’opaque permet au regard de l’autre de glisser, sans accroche ni anicroche. La honte car dans le regard de l’autre, on lit plus souvent une référence à un « vice » qu’à une maladie qui s’appelle l’alcoolisme. Et puis parler, c’est expliquer et donc souvent avoir à « justifier ». Or, je n’ai rien à justifier. A personne. Je ne regrette pas mon passé. Il est, et je vis avec.
Et puis, chez un brocanteur je tombe sur un vieux livre : « Jusqu’à la lie ». Cela faisait pile 20 ans que j’avais arrêté de boire. J’y ai vu un signe, cela a fait un déclic, je l’ai lu d’un trait…
Et j’ai réalisé que je peux aussi parler de mon expérience avec ceux qui l’ont vécue avec moi.
Vis-à-vis de certains, comme ma fille Cécilia avec qui le silence a toujours couvert mon alcoolisme et la séparation, Vis-à-vis de ceux qui m’ont suivi et soutenu à l’époque de mon sevrage et avec lesquels, pour certains, je n’avais plus de contact.
Alors, un soir, quelques jours après avoir fermé « Jusqu’à la lie », j’ai écris cette lettre et sans la retoucher, je l’ai expédié à ses destinataires. Parmi ceux-ci, Vie Libre de Montreuil, qui ne m’avait pas oublié (ce n’est pas nécessairement glorieux pour moi !!), m’a invité à passer lors d’un groupe de discussion.
Bien qu’au fil des ans, un nouveau passé se soit construit et que je puisse de mieux en mieux éclipser des périodes de mon passé, la convivialité de Vie Libre m’a chaleureusement rattrapé.
Au fils des réunions, j’en suis devenu un animateur. La lettre qui était personnelle et intime, a changé de fonction :
Donnée aux buveurs qui participaient au groupe, elle s’est avérée être un outil supplémentaire à la présence et aux récits de l’expérience des buveurs guéris : ils disposaient du témoignage et du témoin :
« Oui, on peut s’en sortir, on peut ne plus subir sa déchéance, on peut reprendre la main sur soi et sa propre vie. La route est ardue, mais le chemin se façonne en avançant. Venir au groupe, c’est-à-dire reconnaître qu’on a un problème alcoolique, est le premier pas de ce long voyage avec soi ».
C’est avec cet objectif que j’ai fait parvenir cette lettre à « Complément d’enquête » une émission de France 2 totalement consacrée à l’alcoolisme » et qu’elle y a été retenue. Cette lettre confirmait qu’elle pouvait être un outil pour Vie Libre dans sa lutte contre l’alcoolisme.
C’est avec une démarche identique que nous mettons cette lettre sur un autre support : le CD.
Avec le CD, de nouveaux amis se sont joints à nous pour lutter contre ce fléau qui tue directement 45000 personnes par an en France, en tue et en blesse d’autres dans les accidents, pourrit bien des relations et alimente les coups de grisous dans les ménages.
Alors que pour certains buveurs, parler de leur expérience est aisée et s’effectue rapidement, il m’aura fallu vingt ans pour vaincre une culpabilité pourtant injustifiée, sortir du nouveau personnage créé depuis 23 ans, et le mettre en continuité avec l’ensemble de ce que j’ai été et de ce que j’ai agi.
Ainsi, dès que j’ai arrêté de boire, j’ai construit du futur et alors qu’il y a 20 ans, j’écrivais « à l’horizon de ma mémoire, beaucoup de désespoirs », je peux maintenant y ajouter « à l’horizon de ma mémoire, une nouvelle vie d’un homme de 23 ans, avec ses aléas et ses plaisirs, et avec ma participation active à Vie libre ».
Avec aussi la satisfaction d’aider de mon mieux ceux qui sont englués actuellement dans l’alcool et avec la volonté de mener le combat contre l’alcoolisme et ses acteurs.
Alain Callès
Mars 2005